mercredi 4 mars 2015

(1) Rimbaud, la traversée du "chant clair" 





« Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux ! »
                                                                (Génie)




Le silence n’est pas égal au silence







Vivre en réalité dévastée; piller l’homme, sa chair;
dilapider le bien le plus précieux : soi. La trajectoire Rimbaud n’est pas sceptique. Au delà des simples appréciations du jugement, elle n’est pas même contradictoire, ou plutôt elle est si  férocement contradictoire qu’elle recrée —ailleurs— une homogénéité inattaquable. Alain Borer, qui se méfie des thèses, qui tient le pari d’une écoute absolue, pose ceci, au plus juste : « Rimbaud poète révolté, puis négociant intrépide : pile ou face ! Qui ne voit, pourtant, que sa vie entière est celle d’un homme en projet. Tant de départs brusques ! toujours tête chercheuse. » Lorsqu’on scrute les gravures représentant des paysages du Harar, lorsqu’on regarde tel paysage dessiné par Rimbaud vers 1870, on comprend une colère, deux colères de même nature : vie noire, déchiquetée, harassante, belle; terre inhospitalière, vaste, brûlée, inconnue. Rimbaud, c’est d’abord celui qui ne s’habite pas, qui est habité. Mais par quoi ?

Il n’y a pas de réponse. Il y a la poésie, l’expérience incandescente des mots, que l’on sait. Il y a un homme et son fardeau de vie, qu’on ne saura jamais. C’est tout un, c’est aussi deux; mais, qu’on le veuille ou non, c’est encore un. C’est comme le bonheur et le malheur, la poésie et l’ennui d’être, la maîtrise et l’échec, l’oisiveté et le travail, l’or et la pauvreté, le lieu et la vie errante : il y aura toujours des sots pour ne rien comprendre à la dialectique de la vie, de la vie la plus immédiate, même si le désert c’est encore de la terre, même si vivre comme un chasseur c’est encore, au plus abrupt, parler sa vie.

Qu’on prenne Rimbaud n’importe où, n’importe quand, il brûle la cervelle, la sienne et la nôtre, flèche de feu dans la nuit tourmentée de chaque homme. A sept ans, à dix-sept ans, à vingt-sept ans, l’exigence unique, la seule, partir « pour aller trafiquer dans l’inconnu ». Et se dire simplement « Mais le pays doit être hostile ». Quelque chose de dur attend, d’implacable; à l’extérieur, à l’intérieur aussi. Pourtant on n’aspire, après tout cela, qu’à se reposer un jour. Horrible et beau, le travailleur. Apaisé, enfin.

Une vie. Vécue complètement. Ce que nous n’aurons pas pu accomplir jusqu’au bout. Vécu par lui. Phare nous révélant le continent inexploré. Force vitale en nous, et nous si loin. La vie traversée de fond en comble : génie de l’expérience poétique; un sieur R. se disant négociant, seulement un peu louche. On n’avait jamais vu ça, on n’est pas près de le revoir. Mais c’est là, sommeillant et vibrant en nous, à chaque fois.

Je le sais bien, on n’approche pas Rimbaud. Il ne viendrait plus à l’idée de personne de s’arroger quelque droit sur lui, mais il nous a fait le plus beau cadeau, celui de nous arroger tous les droits sur la vie, de lui poser toutes les questions, de n’avoir peur de rien et surtout pas de nous-mêmes. Il faut oser Rimbaud si, du moins, on n’est pas prêt à s’abandonner aux consolations de la littérature.



Brouillon d'Une saison en enfer (détail)





Être poète, c’est écrire des poèmes, c’est-à-dire traverser l’écriture comme la chair du monde, c’est chercher celui qui est en nous que nous n’atteindrons jamais, c’est s’inventer à travers la langue comme à travers des pays peu sûrs, c’est expérimenter la vie dans une guerre d’images qui ne sont pas autre chose que nos nerfs. Être poète, ce n’est pas jouer avec les mots pour en tirer de misérables effets qui ne concernent qu’eux, c’est faire avec les mots du soleil, du sang, du feu, de la chair, du destin d’homme. La poésie, c’est de la langue dans un corps, des mots dans la bouche d’un rêve, une affaire d’écriture enracinée dans les passions contradictoires de vivre et de mourir. Être poète, c’est avoir tort, exiger de la part inéchangeable de la vie qu’elle change, enfin. Affronter l’impossible. Avoir tort sur toute la ligne. C’est être heureux de façon bouleversante, dans la débandade d’être. 

Rimbaud écrit. Il illumine. Puis se tait. Mais le silence n’est pas égal au silence. Être poète, c’est brûler l’écriture, c’est la nier (ce qu’Artaud verra bien, et qui est autrement terrible que seulement la renier), c’est traverser la non-poésie. En se retrouvant face à soi, seul et nu. Car je n’échappe pas à je : on ne se débarrasse pas de sa misérable, de sa géniale fatalité.

                                                   …/… à suivre

                                                   Pierre Vandrepote

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