mercredi 6 décembre 2017

Bernard Dupuy, un archiviste du réel imaginaire










© Bernard Dupuy - tirage numérique






Depuis que je regarde les photos de Bernard Dupuy, et cela fait maintenant quelques années, je ne peux m’empêcher de songer à des contrées, mentales ou géographiques, émotionnelles ou picturales, que nous partageons, que nous partagions sans doute avant même de nous rencontrer, lui capable de photographier certains de mes pressentiments du réel, de donner un corps à de fugitives intuitions qui font l’arrière-plan de notre regard. On en revient toujours à cette idée extrêmement troublante que c’est à l’intérieur du visible que loge l’invisible. Et pourtant, rien de plus éphémère que le regard, rien de plus changeant que le réel. L’artiste est celui qui efface les conventions, qui a pour objectif d’inventer la prise du sens —comme on a pu prendre une Bastille— pour donner à l’homme des sujets de rêverie parfois totalement inattendus.

On dira qu’ici c’est la Bretagne, que là c’est un mur (jamais le même, d’ailleurs), qu’ici c’est une grue, un chantier plus ou moins déserté, une plaque de tôle rouillée, une femme qui déplace le tourbillon de ses jambes, que c’est de la lumière qui tombe sur un jour ou une nuit, que c’est du temps immobilisé par un mystérieux boîtier électronique, argentique, numérique et mystique, on aura raison de dire qu’un individu nommé Bernard Dupuy parfois s’arrête pour commettre quelques attentats contre le “bien voir”, comme il y a une “bien pensance”, que cet individu est le complice de certains rites secrets du réel, qu’il est capable, sans qu’on s’en aperçoive, de trafiquer dans le connu, pour détourner la fameuse formule de Rimbaud.






© Bernard Dupuy - tirage argentique (détail)








Car photo, peinture, poésie, c’est toujours le même combat, mille fois réinventé par chaque artiste un peu conscient des finalités de son travail, ouvrir à l’infini le monde à l’homme, offrir l’homme à la beauté de ses raisons de vivre. Ceux qui pensent qu’il ne s’agit là que d’utopie se trompent; plus que jamais, dans le monde presque entièrement soumis aux lois de l’argent et du profit que nous connaissons, ce sont les photographes, les peintres du réel qui ont raison. Eux n’abdiquent pas, tels des rois déchus et sans avenir, au contraire, ils font briller la lueur que personne ne voit, tantôt quand c’est encore la lune, tantôt quand le soleil est hors champ, mais que c’est encore lui qui ouvre les volets qu’on aurait pu croire fermés. 







© Bernard Dupuy - paraglyphe - tirage argentique (détail)









On a dit que l’informatique —qui informe aujourd’hui tous les secteurs de notre activité— est née au fond d’un garage dans l’esprit de quelques talentueux bricoleurs qui ont osé faire les connexions mentales et matérielles que personne n’avait jamais tentées avant eux; sur un autre registre, il en va de même de créateurs comme Bernard Dupuy qui se servent de leurs mains, de leurs yeux, de leur intelligence, de leur sensibilité, de bouts de scotch, de la lumière de leurs rêves et de leur pensée pour nous donner à voir des paysages inédits, et parfois interdits, pour annoncer la couleur brute du désir.
Une fois, on regarde une image, mais qui dit que ce sont  nos images qui ne nous oublient pas. Voilà peut-être ce qui reste à voir.


                                                                                                                      7 août 2006








© Bernard Dupuy - tirage argentique (détail)









J’ai appris tardivement le décès de Bernard. Sûr qu’il n’a jamais été très bavard. C’est que sa conscience du réel était intériorisée avec beaucoup de ferveur et qu’il ne se préoccupait guère de la reconnaissance sociale qui ne constituait à ses yeux qu’une valeur toute relative. Photographe doué d’un regard de peintre, artiste doublé d’une sensibilité d’artisan, Bernard était un passionné de l’exacte perfection de ses images. Aux règles secrètes qu’il s’imposait à lui-même, j’ai le désir de rendre aujourd’hui hommage. Ses images sont artistiquement justes dans un temps lui-même si flou.

                                                                                    (Note du 5 novembre 2017)


                                                                                             Pierre Vandrepote

lundi 20 novembre 2017

Stéphane Sangral, une présence creusée d’infini


































L’écriture de Stéphane Sangral ouvre un espace qui n’appartient qu’à lui, elle le porte à la déchirure alors qu’il ne vise que la plénitude d’une totalité mystérieuse, elle l’entraîne sur les chemins arides du vocabulaire philosophique alors qu’il ne trouve la vérité de sa propre énigme que lorsqu’il ose frôler ce qui, de manière ultime, le fascine, l’utilisation poétique du langage.
« Qui suis-je ? » écrit-il en ouverture de son livre, comme en écho, volontaire ou non —mais je le vois mal l’ignorant— à un autre, par trop célèbre, en le début de Nadja, reliant tout naturellement sa question à la société des fantômes. Et il me semble bien qu’à sa façon Stéphane Sangral est lui aussi hanté par une conscience d’être qui ne le rassure pas plus qu’une conscience d’avoir, ou, disons, « d’avoir de l’être ». Il porte son écriture comme une boucle qui risque à tout moment de devenir nœud, voire nœud coulant, au moins autour de sa pensée, mais l’humour n’a pas dit encore chez lui son dernier mot. Il sait trop bien que celui qui écrit est toujours son propre objet, son sujet fuyant, sa propre obscurité, à la fois le témoin et l’accident.














On a beau dire ce qu’on veut, on ne dit guère ce qu’on aurait voulu dire. On a beau être ce que l’on est, on n’est guère que ce qu’on trouve et on ne trouve guère que ce qu’on a déjà trouvé. L’individu n’est jamais autant lui-même que lorsqu’il ne ressemble à rien de connu, à la question en forme de point d’interrogation, où il a la tête plus grosse que le ventre, assis droit sur son point, à moins que ce ne soit sur son poing. Mais la question est inconfortable d’être sans réponse. Vous me direz que si toute question mérite réponse, toute réponse  inclut une série de nouvelles questions qui nous assurent encore un peu de temps devant nous. Et probablement pas mal de livres par la même occasion.  J’en parle avec légèreté, pourquoi en parlerais-je avec lourdeur? L’esprit de sérieux ne mène pas plus loin que les jambes d’Émilienne et on y croise moins de mystère.
« Je est le seul véritable trou noir… » conclut provisoirement l’auteur à la page 56 de son livre. Mais, à la réflexion, est-ce vraiment un livre ? C’est aussi un énervement de la matière-esprit, un voyage en spirale dans une cellule, une liberté prisonnière de sa propre intelligence, une voix sans issue autre que celle de son interrogation infinie, un murmure du cosmos, une parole qui aurait la même qualité que le silence, un silence qui bruirait de tous les mots, de tous les vivants et des morts. Je serait hanté de tous les tu, de tous les ils, de la conscience des pierres et des chevaux, des siècles et des galaxies, de tous les riens du grand Tout, centre de perdition au beau milieu de l’inconnaissable.
Après avoir éprouvé, presque jusqu’à la nausée, le sentiment du texte pour rien, de la boucle s’enroulant autour de son nulle part, voire de la pensée guettée par un tournoiement que n’alimente plus qu’un vide vertigineusement vide — mais à la parole insatiable —, voici que remonte le poète d’un beau coup de pied au fond de la piscine :
« — Oui peut-être. Peut-être. Et pourtant tu écriras le prochain chapitre assis sur un tombeau, c’est-à-dire assis sur une dalle posée sur rien. »













Et voici que, plein de nostalgie, le lecteur soudain revient à ce qui s’écrit en filigrane du texte, du livre, de la pensée qui se cherche sans se reconnaître, à ce qui ne veut pas être démontré, qui donne congé à la raison, au désespoir de la théorie, même pratique, on en fera d’ailleurs une sorte de table des matières, plus ou moins partagée(s), on ne sait plus s’il s’agit de la table ou des matières :
« Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir
et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir »
Table des matières de tous les livres (l’auteur me l’a confirmé), table de vie, table des vertiges, table des voyages au pays des mots, au pays des morts, dans des pays qui ne sont pas des pays, mais des sensations, des sentiments, des reniflements d’étrange
(pourquoi ai-je inconsciemment pensé à Michaux ?), alors que les deux vers que je viens de citer sont plutôt du côté de Mallarmé ou d’Éluard, quelque chose tombe, dans le texte, pluie sur l’écriture, comme un crépuscule, à la fois brouillant et révélant le sens, le sang qui s’écoule chaque jour du rêve perdu, du sens sombre du bonheur de vivre, de la possibilité d’aimer, encore, toujours. Bien plus loin qu’un simple "malgré tout".
On croit Stéphane Sangral ici, en fait il est déjà ailleurs, arpentant les mots et les morts, ou la mort, passager clandestin de l’ambiguïté des contraires dont il s’amuse, dont il aime abuser pour le plaisir de qui aime tourbillonner dans la pensée avec lui. « Qu’est-ce qui sépare la vie de la mort ? » demande-t-il comme si l’une avait constamment sur l’autre un incurable retard proche de celui qu’Alain Jouffroy avait décelé à propos des mots. Peut-être n’y a-t-il que la distance d’un mot pour séparer l’une de l’autre, mais toute séparation est artificielle, l’une est dans l’autre, indissolublement liée(s), l’une inscrite dans une durée, l’autre exclue de toute durée, dans un non-temps sans existence.
Le livre est foisonnant de questions aussi brillantes que sincères et on ne saurait guère les recenser toutes. Pour donner ne serait-ce qu’une idée de son style, en voici quelques-unes qui portent loin et juste :
« Un psychisme peut-il se structurer dans une perspective illimitée ? Et si oui, l’usure, sous la forme de la lassitude, et puis de l’intolérable ennui, ne viendra-t-elle pas fatalement l’envahir, et puis le disloquer ? Si l’on fait l’expérience, avec un souvenir heureux, de l’imaginer étiré sur une durée démesurée, ne s’imprègne-t-il pas automatiquement d’un goût douloureusement fade, puis âcre jusqu’à l’écœurement, ne se fait-il pas systématiquement avaler par le malheur ? L’invivable est-il au cœur de la vie ? Et si oui, prend-il fatalement de l’ampleur à mesure que le temps passe ? »
J’avoue avoir toujours eu le sentiment que les questions sont beaucoup plus importantes que les réponses qu’on peut prétendre leur apporter. Comme si les réponses avaient un peu partie liée avec la mort, tandis que les questions sont, elles, porteuses de vie, d’incertitudes, d’espoir, d’amour, d’ouverture, de contradictions sans doute. Oui, au cœur de la vie, il y a l’invivable, il est même très exactement le prix de la vie, le hors de prix. Chacun trouve son issue, mais je n’oublie pas non plus que la vie des uns n’a pas grand-chose à voir avec la vie des autres. Aujourd’hui même, à nos portes, il y a des vies bafouées, niées, piétinées, et ces vies-là ne nous renvoient qu’à notre propre impuissance.
La voilà aussi reconnue, ici, « L’ombre lente de nos fuites. »



Stéphane Sangral - Des dalles posées sur rien - éditions Galilée





                                                                                                         Pierre Vandrepote




mercredi 1 novembre 2017

Christian Hibon, à grands pas dans la nuit





Quelqu’un, un jour, a écrit une des phrases dont l’esprit poétique m’a le plus définitivement fasciné, sans que j’aie jamais compris si c’était une question ou une réponse, une constatation ou la morale implicite d’un libre génie de l’air : Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus. Aujourd’hui, bien sûr, tout le monde sait qu’il s’agit de Richard Brautigan, mais ce n’était guère le cas lorsque le jeune homme de vingt-et-un ans partait à la découverte de sa propre vie qu’il abrégerait en 1984. Je connais un autre poète inconnu qui, comme moi, aime beaucoup Richard Brautigan.









       Ce poète s’appelle Christian Hibon, il est bien vivant, il écrit, difficile de dire si c’est peu ou beaucoup, je crois qu’il ne sait pas exactement lui-même, il vit, jour et nuit (même si vous ne le connaissez pas ou peu), il vit son jour la nuit et sa nuit comme un jour, enfin c’est ce que je crois quand nous nous retrouvons parfois. En tant qu’inconnus, nous nous connaissons depuis une quarantaine d’années, ce qui fait du temps, des textes, des silences, des dessins, des errances, des voyages, des femmes, des fidélités, des amitiés, des suicides, des passages, des rencontres, des villes, des solitudes, des pétitions de prince et des répétitions de principes, des alcools forts et des brumes tendres, des échecs comme des jeux, des réussites comme une dernière carte, des publications discrètes, d’ailleurs en voici une, au titre énigmatique, Dix, les trophées, Journal d’un guetteur, accompagné d’un autre, guetteur d’inscriptions rares, Marc Pessin. Ne cherchez pas le nom de Christian Hibon dans les anthologies de poésie contemporaine, vous ne le croiserez guère, il n’y est pas. Ce n’est pas là qu’il est. Alors, où est-il, le fameux « je » à connaître ? Posez-vous la question pour vous-même, vous verrez, c’est assez intéressant. 

Christian Hibon est un poète, autant par absence que dans ses fugaces apparitions. Il y a des êtres qui ont besoin de preuves pour exister, et surtout à leurs propres yeux, il en est d’autres qui passent leur vie entière en quête de ce qui pourrait bien ressembler à une présence, tels des dieux hésitants, pourtant pleinement engagés dans un rêve de l’amour qui ne les quitte pas. La poésie de Christian est à la fois précise et précieuse, joueuse avec les mots, évocatrice de paradis mi-réels mi-abandonnés au chemin d’enfance. Sa forêt personnelle, si hantée de fées, demeure un lieu aveugle où rien n’existe sans la complicité du désir et de son accomplissement sur les registres de l’invisible.
Il ne faut jamais réveiller une fée quand elle dort, celui qui s’y risquerait se verrait lui-même disparaître. Or,

« Il n’y a pas de réparation possible quand on manque un rendez-vous. Les fées ont leur temps unique, imparable, tel un sablier rempli de fougères et d’orties, et plus, la sève de tous les arbres : la dernière goutte a votre visage, ou non. »




© Marc Pessin, encre




Impossible pour moi de séparer l’homme du poète, le poète de sa vie, ce qu’il cherche de ce qu’il a déjà trouvé, ce qu’il aime de ce qui nourrit sa colère, sa "bonté" (au sens qu’Apollinaire a su dire) de sa révolte, une certaine « haute solitude » qui est la sienne de son désir fou de l’autre, impossible pour moi de séparer l’homme de l’ami, nous avons trop de « lisières » en commun et nos terres ne sont guère faites pour la culture.

Il me reste à dire que les encres de Marc Pessin sont comme autant d’étoiles noires venues consteller de leurs fleurs du bien les dix proses de Christian. Et encore, je salue la belle citation — hommage à l’ami Serge Sautreau, preuve qu’un poète mort est toujours un poète vivant.




Christian Hibon - Dix, les Trophées (Journal d’un guetteur) -
accompagné d’encres de Marc Pessin
Éditions le Verbe et l’Empreinte, juillet 2017






                                                                                                    Pierre Vandrepote

mercredi 18 octobre 2017

Petr Krẚl dans le rétroviseur









Les questions qui nous hantent, le plus souvent toute une vie, sont généralement les plus simples, chargées d’évidences et de mystères, comme si notre désir de savoir, quelque chose par exemple de la vie ou de la mort, devait être satisfait, à un moment ou un autre, et parfois sous l’effet d’un pur hasard, en dehors de toute volonté de compréhension. Ainsi en va-t-il à mes yeux de la poésie, activité singulière de l’esprit, de l’écriture même.









Peu m’importe qu’on soit choqué, il me paraît que la poésie n’existe pas, il n’y a que des poètes, des poèmes, des regards. L’un des poètes qui m’a le mieux révélé certains aspects du réel, et que je fréquente depuis fort longtemps, s’appelle Petr Krl, un des rares hommes que je connaisse capable d’évoquer une situation ou une atmosphère  en traçant dans l’espace un imprévisible geste de la main. L’élégant petit livre que les éditions du Réalgar viennent de faire paraître, Ce qui s’est passé, me renvoie l’image de cet homme un peu plus âgé que moi, jeunes encore nous étions en ces années 70, bien décidés à faire secrètement bouger les lignes d’une sensibilité qui nous paraissait en avoir tant besoin. Autour d’une table privée, Petr déployait les fastes de sa poésie orale, à cette époque, plus encore qu’en les poèmes nombreux qu’il écrira par la suite. Et lisant ces poèmes, je ne pouvais m’empêcher de détacher de mon esprit la fameuse devise ou enseigne de José Corti, Rien de commun. Ce qui est en jeu dans la poésie de Petr, c’est la question du renouvellement de l’image poétique, de son extension, voire de son détournement. Il ne s’agit de rien moins en effet que de la création d’un autre souffle magique permettant d’inventer au réel une brillance inédite. Saurons-nous jamais exactement, dans notre propre vie, ce qui s’est passé, rien n’est moins sûr :

A la fin bien sûr on retrouvera en face notre vieille briqueterie 
et avec elle comme tout l’outre-mer l’invite à partir pour une exploration
   décisive de Harrar
ou à pénétrer simplement dans l’éternité jour par jour 

L’unité linguistique de la poésie de Petr  n’est ni le mot ni le rapprochement de deux termes surprenants, c’est la phrase telle qu’elle ne se connaît pas encore tant qu’elle ne s’est pas incarnée sur la page, la phrase créant sa propre pensée, sa propre invention, sa dérive infinie hors les normes du descriptif ordinaire. Le risque encouru est évidemment l’arbitraire, ce qu’on pourrait appeler la sortie du sens, ce qui ne se produit pas dans ces poèmes qui relancent leurs strophes dans des directions toujours nouvelles à l’aide de rythmes extrêmement variés.
Où sommes-nous ? Je ne sais si nous le saurons jamais, et Petr Krl pas davantage. Les temps se confondent, les lieux nous habitent puis nous quittent, la poésie se donne à la prose des jours. Ce qui s’est passé, c’est aussi ce qui n’est pas advenu, ce qui n’a pas été écrit, la tenue d’un journal intenable :

Un jour la pluie tout de même cessera on contournera quelque part un Sphinx 
lointain
pour nous rencontrer nous-mêmes



Ce qui s’est passé, Petr Krl
Peintures de Vlasta Voskovec
Collection l’Orpiment, le Réalgar éditeur



                                                                                         Pierre Vandrepote











    







samedi 29 juillet 2017

Jean-Claude Barbé, poète









Jean-Claude BARBÉ

(1944—14 juillet 2017)


"La réalité meurt de n'être pas un rêve"



D’un cahier d’hommage rendu par la femme, la fille et la petite fille du poète



Faux départ


Je mourais. Je croyais mourir sous une étoile
Ma vie me chassait d’elle à coups de parapluie
Je vivais dans l’attente d’un jour très rare
Je regardais courir et se perdre mon sang
Sur les marches d’un escalier sonore
Vers la porte de communication avec la mer
Les flots sombres gargouillaient sur le seuil 
Les chiens flairaient l’orage à travers la brume
Et j’étais mort depuis longtemps lorsque l’éclair
Réveillait les murs endormis la pierre usée
Les maisons sans mémoire et les puits dont l’eau pleure
Mais déjà le soleil prenait de la hauteur
Semblable à une fleur il éclairerait bientôt ma case
Je survivrais au pire et mon cœur réparé
Imposerait son rythme à l’éclosion du monde 
  
                                                          (non daté)



D’une lettre d’André Breton au jeune poète


                                 St Cirq le 1er août 1962


                        Cher Jean-Claude,


Toujours aussi beaux tes poèmes — je veux dire que j’en garde la même curiosité et que le plaisir qu’ils me donnent n’a pas décru. Veille surtout à ne pas les égarer.
…/…




Hormis quelques rares publications dans des revues surréalistes, notamment La Brèche et L’Archibras, Jean-Claude Barbé a participé à l'anthologie de La poésie surréaliste, publiée chez Seghers en 1964. 



                                                                                                                                           Pierre Vandrepote

samedi 27 mai 2017

Richard Métais, des sculptures inclassables




En interrogeant les sculptures de Richard Métais 



Richard Métais -Union- métal et bois, 2017












     


    

     De quoi sommes-nous sûrs lorsque nous voyageons dans le réel, lorsque nous y imprimons nos pensées vagabondes, lorsque notre œil contemple une rue soudain vide, lorsqu’une photographie se reflète dans la vitre d’un magasin, lorsqu’un bout de ferraille attire notre regard comme s’il était déjà l’esquisse d’un paysage ou d’un visage, souvenir inconsciemment enregistré de ce qui n’existe pas encore, qui existera peut-être, mais qui sait ? Sans doute ne pourrons-nous jamais écrire une histoire du réel tel qu’il s’est inventé depuis que l’homme s’est mis à rêver une histoire particulièrement chaotique, la sienne, ancienne et pourtant toujours neuve, partant de ce qui est, de l’existant à sa disposition, l’emmenant vers d’autres formes d’existences pour tenter de se reconnaître, lui qui se connaît si mal, qui regarde sa main étrange et familière, lui à qui tout est énigme, la main et le marteau, la plasticité de l’eau et la brûlure du feu, la dureté du fer et sa rouille ou son éclat. 



Richard Métais - L'isolé- métal, 2017



     Ce sont bien nos sens qui nous conduisent à produire du sens, à inventer de la signification. Nos sensations valent sens, nous permettent d’interpréter le réel, de le modifier, voire de l’agrandir, selon les lois du rationnel certes, mais aussi selon celles de l’imaginaire de chacun, selon les influx de la pensée en roue libre de chaque individu. L’idée selon laquelle l’œuvre d’art serait uniquement l’expression d’un « moi profond » de l’artiste n’est pas si satisfaisante qu’il y paraît. Il vaudrait peut-être mieux se demander quelle sorte de pont se jette d’un individu à un autre, d’une réalité à une autre, de notre cerveau à un paysage, de notre nuit à la nuit de l’autre, de notre jour au regard qu’il nous fait poser sur le monde. 



Richard Métais -Abori- métal peint, 2016



















    


     
     Échangeant avec Richard Métais à propos de son travail de sculpteur, nous en sommes rapidement venus à des questions qui ne relèvent guère de la pure esthétique. La création telle qu’il la pratique l’amenant assez souvent à donner forme à des sortes de personnages, voire de « portraits », ces êtres paraissent figurer des esprits beaucoup moins imaginaires qu’on pourrait croire. Parler de créations médiumniques est sans doute excessif (sauf, peut-être, dans quelques rares cas dont il est le seul à détenir la clef), pourtant l’individu Richard Métais, au moins autant que le sculpteur qu’il est, semble recevoir presque avec violence l’aura de l’autre avec une très grande perméabilité psychique. Et voilà sans doute le fait le plus étonnant : Richard sculpte le métal, le matériau le plus dur, que souvent il polit comme pour en réfuter l’usure, alors qu’il est extraordinairement sensible à la fluidité des êtres, à leur fragilité, à leur passage léger sur une terre que nous percevons de moins en moins comme éternelle. Fugacité de notre être et de nos sentiments d’une part, désir d’une immortalité rêvée d’autre part. 



Richard Métais -Sorcière du marais- métal, 2011



   Ces êtres qu’il sculpte seraient-ils finalement des intercesseurs entre le monde connu et le monde connaissable, se tenant dans l’entre-deux des forces qui circulent dans nos inconscients collectifs ? 
   Ces personnages qu’il fait advenir n’appartiennent à personne, ils ne sont ni à lui ni à nous. Pour tout dire, ils sont même largement insituables sur une gamme qui irait de l’humour au lyrique. Ce qui est sûr pourtant, c’est qu’il ressent l’étrange nécessité de les faire exister dans un espace où l’autre peut les partager avec lui, sans déchirer le voile originel du mystère qui les entoure. 
                                     
                                                                                                                 Pierre Vandrepote