jeudi 21 avril 2016

Alain Joubert et le Grand Surréalisme






"Le mythe fondateur, c'est l'arbre. Le Surréalisme, c'est l'arbre qui dévoile la forêt des signes."

                                                                                                                          Alain Joubert







Les poissons fossiles: on peut rêver, grès (hors d'âge)








Les choses ne sont jamais tout à fait ce qu’on croit qu’elles sont. Par exemple ceci que je tiens entre les mains est un livre, mais c’est aussi tout autre chose qu’un livre et l’auteur, à sa façon, me paraît être un diable d’homme. Ce livre a un titre, La clé est sur la porte, mais c’est plus une indication qu’un titre, de même il a un auteur, Alain Joubert, mais c’est plus la parole d’un individu libre qui s’exprime à travers lui et en lui que quelqu’un qui cherche à faire l’auteur. Il revendique pour lui-même ce qui lui convient, il est surréaliste. L’indication du titre n’est pas faite pour rassurer, ni d’ailleurs pour intimider. Elle semble murmurer au lecteur que ce livre est une porte, que la porte est fermée, mais ouverte puisque la clé… Lire, c’est donc entrer, éventuellement musarder, aller voir ici ou là, au hasard, selon l’inspiration, c’est sortir, revenir, réfléchir comme les miroirs ou rêver comme les statues qui poussent dans certains jardins. C’est un livre ivre de liberté, mais qui veut savoir ce qu’il rêve, ce que vaut la vie, ce que l’homme et la femme veulent à l’amour, ce que l’amour veut à ses amants. C’est un livre qui ressemble à la vie, à la vie de chacun lorsqu’elle s’interroge sur son propre hasard, c’est un livre unique, qui ne ressemble à rien, comme vous et moi. Son titre n’est pas seul, il s’accompagne d’indications secondes. Il y a une sorte d’écriteau au-dessus de la clé, Pour le Grand Surréalisme, et sur la porte une mention qui rappelle l’histoire de cette porte mouvante, Fragments désordonnés d’un impossible manifeste. Normalement, on ne peut pas perdre la clé, elle figure sur la page de couverture, vous pourrez toujours la retrouver, elle permet d’ouvrir quelques secrets qui ne valent que pour chaque lecteur, mais cela vous le savez, depuis toujours.





Pierre-André Sauvageot : Le passé, le présent, l'avenir - photocollage, 2015





Le surréalisme a écrit sa propre histoire dans notre sensibilité depuis maintenant presque un siècle. Il s’est imposé dans le domaine de l’art, de la poésie, voire dans les mœurs d’une façon générale, même si c’est souvent d’une manière très approximative et contestable. Qu’on le veuille ou non, le monde ne cesse de bouger, de changer, cela s’appelle le temps, cela s’appelle l’histoire. De la même manière, notre sensibilité ne cesse d’entrer en résonance avec le calendrier perpétuel de nos émotions, de nos façons de vivre (qui sont encore loin d’être homogènes à la surface de cette planète en ce vingt-et-unième siècle selon notre manière de compter). Il n’est pas niable que les êtres humains ont quelque chose à voir avec le sentiment de l’infini, avec cet « hors du sens » qui reste pour nous inaccessible, mais que nous tentons de concevoir. Comme toute idée, le surréalisme a évidemment connu un développement historique et des incidences multiples à travers le temps et rien n’empêche qu’il en soit toujours ainsi, aujourd’hui comme hier et demain. En tant qu’attitude de l’esprit et du cœur, on ne voit pas ce qui empêcherait les individus d’être romantiques au vingt-cinquième siècle ou surréalistes au trentième. L’exigence d’une quête de liberté toujours plus grande ne risque guère de disparaître sauf mutilation psychique profonde de l’être, ce qui ne peut être radicalement exclu.

A la fin de son introduction, Alain Joubert cite un bel hommage de Castoriadis à Breton et au surréalisme : « …l’importance critique du surréalisme se trouve dans cet énorme effort visant la réforme de l’entendement humain, la réforme de l’être humain, la réforme de l’appréhension du monde par l’homme, la destruction du réseau rigide des significations établies qui nous cachent les choses et nous cachent à nous-mêmes la fluidification du sens. » Il ne s’agit pas simplement d’un hommage, il s’agit d’une attitude programmatique dont l’ampleur, pour être généreuse, implique une histoire, un destin de l’homme dont on voit bien qu’il est à forger, mais dont rien ne prouve qu’il soit un jour réalisable.  En quoi « Le mythe décisif » ne me paraît pas si contradictoire à l’autre, de Sisyphe. Il n’empêche pas non plus, en effet, que l’avenir de l’homme et des types de sociétés qu’il engendrera posera en ultime lieu la question : Harmonie ou Barbarie. 

Il faut également ajouter qu’il ne s’agit encore là que de « l’importance critique du surréalisme ». L’essentiel est ailleurs, dans l’opération qui porte sur la nature du langage, sur la nature de la communication entre les êtres et avec la totalité du monde qui les entourent, sur la nature du « sacré » aujourd’hui en voie de disparition, et s’accompagnant absurdement d’une résurgence des religions, sur la nature des échanges, du commerce humains quand l’économie monétaire se sera effondrée avec le fracas qu’on devine, sur la nature du « symbolique » lorsque virtuel et réel finiront par se confondre dans les esprits. Même nos utopies sont historiques, et c’est tant mieux, elles doivent être révisables et ajustables au même titre que n’importe quel type  de production de pensée toujours susceptible d’être dévoyée par les manipulations imprévisibles.






Lithographie de Jean Terrossian







     Au-delà des sentiments que chacun peut avoir sur l’avenir de l’homme, au-delà de notre pessimisme ou de notre optimisme quant aux destinées humaines, on est libre de considérer que l’homme est une chance unique dans les univers jusqu’à nous connus, que la forme de conscience qui le constitue est tout à fait singulière et sans doute perfectible, que cette chance lui appartient et à lui seul, qu’il est responsable de tout, y compris de ses propres irresponsabilités. Passerelle d’humour (mais pas seulement) que me tend le texte d’Alain Joubert : « Porosité entre inconscient et conscient: l’homme descend du songe car l’homme est un rêve de singe. » On ne saurait mieux dire que toute pensée, aussi éclairée soit-elle par la raison, voire le raisonnable, est impuissante à rendre compte des mystères de chaque règne vital, qu’il s’agisse de l’homme, d’une pierre, d’un tigre ou d’une étoile apparemment endormie. Rien ne se révèle jamais complètement à l’homme actuel, et pourtant tout se tient dans le plus secret des accords. Au mieux, c’est ce que le poète perçoit, énonce en une parole à la fois perdue et retrouvée.




Alain Joubert : S. Freud découvrant la libido, ready-made, 1974






     Ce qui n’a jamais été dit n’appartient que du bout des lèvres à celui qui l’énonce, comme chacun appartient à tous, comme à chaque fois la poésie résout l’énigme en la reconstituant.


Alain Joubert
La clé est sur la porte

Éditions Maurice Nadeau, 2016



                                                                                                                      Pierre Vandrepote