lundi 26 janvier 2015

arbres embrumés






























arbres embrumés par le soleil et le crépuscule
une lumière pâle scintille dans la vieille ferme des Templiers
on ne voit déjà presque plus ni le ciel ni la terre
la brume est blanche et bleue
je ne parviens ni à ouvrir ni à fermer la fenêtre de bois
on dirait que le temps passe plus vite que la vie
on ne peut rien retenir de la vision fondue au noir
rectangle découpé en huit petits carrés
sans plus aucun regard possible ni à droite ni à gauche
la buée croît sur les vitres
on dirait que la jeunesse disparaît
peut-être que là-bas dans l’invisible
Mer retirée derrière les pins
























Photographies de l'auteur

Pierre Vandrepote











samedi 24 janvier 2015

PUNTO SEGUIDO n° 57, Medellín, Colombie, 2014-2015










La poésie est effectivement errante, elle court à la surface de la planète à la manière du feu follet sans qu’on sache ni ne comprenne comment elle est arrivée là. Beauté des relations humaines, mystère de la navigation secrète des sensibilités, écho rare et précieux de ce qui s’échange librement en dehors des habituelles vanités.








© Couverture de la revue Punto Seguido, 2014-2015








Le texte de cette errance a pris ses espaces et ses lieux. Il a pris son temps aussi. Mon ami Laurens Vancrevel l’a publié dans sa revue Brumes Blondes. C’était Amsterdam et la magie des ciels où la lumière se marie si bien au gris, ce rêve intérieur.

Et puis voici qu’à l’intérieur d’un autre rêve — peut-on imaginer Medellin que je ne connais pas — s’éveille, grâce à un poète à l’oreille inconnue, Jhon Sosa, ce texte que j’avais intitulé Pour une poésie errante, naguère déjà, et qu’il vient donc de publier à nouveau dans la revue Punto Seguido, cette fois en espagnol.
L’écrivant en 2008, j’avais éprouvé la nécessité de citer le grand poète Octavio Paz. Cela n’a sans doute pas échappé à nos poètes de l’Amérique du sud d’aujourd’hui.







Pour une poésie errante, P.V.






Présentation de L. Vancrevel






Ce texte a été lu dans le cadre des Rencontres "Réenchanter le monde"
à Fontenay-le-comte en octobre 2009, archives de la ville








 Pour une poésie errante



   Sans prétendre assigner un but à la poésie, pas plus qu’à l’art d’une façon générale, il me semble que la création a toujours un sens, quand bien même elle s’ingénierait parfois à ne pas l’avouer, voire à affirmer le contraire. La folie elle-même ne saurait être totalement hors du sens, sinon elle échapperait à ce qui la fonde, la condition d’être humain. On se souvient du “signe ascendant” jadis indiqué par Breton; si les larmes ne sont pas plus “ascendantes” que le rire, et réciproquement, on ne saurait pas davantage fixer à la poésie le but de pulvériser le désespoir que celui de promettre la dispersion du malheur. Pourtant la poésie est bien l’enjeu de la vie, son rêve réel, celui de chacun. Lorsqu’un enfant meurt de faim, ce n’est pas son rêve qui a tort, c’est l’insupportable prose du monde des adultes qui le tue. On me dira que la poésie, ce n’est pas toute la vie, mais que vaut la vie si elle est réduite à un squelette, à un simple “ne pas mourir” ? Dussé-je en surprendre plus d’un, sous cet angle notamment, le projet surréaliste ne me paraît en rien obsolète puisqu’il a toujours refusé les dichotomies tendant à séparer les différentes aspirations de l’homme, d’où son attachement à l’idée d’une “révolution” qui toucherait à la fois les structures sociales et les structures mentales. Mai 68 demeure à ce jour la seule tentative de réalisation, de fusion immédiates, ici maintenant, de ces deux grands désirs. 

   Nous savons aussi que l’histoire ne se suspend pas d’un trait de plume, que le monde n’est jamais figé, que toutes les expériences viennent alimenter les énormes machineries sociales, que celles-ci les digèrent comme le reste, même si bien malin celui qui pourra dire quand une civilisation devient mortelle. Ce qui par ailleurs me frappe dans l’étrange époque que nous vivons, c’est le vertige constant dans lequel elle évolue et qui la fait évoluer, alors qu’à tous égards les bases de notre monde semblent fondre comme glacier au soleil, que nous nous “installons” dans une sorte de précarité à la fois sociale et métaphysique qui nous rend fragiles et bien sûr vulnérables.

   La question de l’engagement telle qu’elle a été posée au siècle dernier mérite d’être entièrement revue à la lumière des nouvelles réalités sociales que nous connaissons aujourd’hui. La poésie, la littérature, le cinéma, l’art sont désormais par essence “engagés” dans des processus culturels mondiaux qui déterminent des formes peu contrôlables de la sensibilité. Qui oserait prétendre que l’art ne change pas effectivement la vie, que la poésie n’a pas bousculé par son lyrisme, ou son humour, ou son insolence les principes identitaires de la pensée et du langage, que la peinture ne nous a pas appris à voir autre chose à travers les apparences, et ceci depuis toujours ? Le poète n’a jamais été le doux et inutile rêveur que certains voudraient qu’il soit; il est bien au contraire celui qui fait rêver le rêve de tous, qui perçoit le réel d’une manière unique, qui partage cette perception avec d’autres, agrandissant ainsi à l’infini le champ des possibles, le chant de l’impossible. C’est en cela que la poésie et l’art élargissent le réel de façon non dogmatique, s’appuyant moins sur des idées que sur des subjectivités ouvertes et inventives.

    La parole poétique est toujours le reflet d’une dissidence, que celle-ci soit perceptible ou non d’une manière immédiate. A nouveau, je ne puis m’empêcher de citer Octavio Paz dans cette formule magnifiquement ramassée: “Etre ‘social’, pour un écrivain, signifie: cultiver ses tendances asociales.” Pour le poète, le monde ne saurait être soluble, en lieu ultime, que dans la poésie. C’est comme si le poème veillait sur le monde, l’empêchait de mourir, de s’engouffrer dans l’inanité, le rendait à sa réalité profonde qui est d’ordre magique, alors que les hommes ne cessent de l’exploiter en courant le grand danger de le détruire tout en se détruisant eux-mêmes. Tout le monde sait cela maintenant, mais nous préférons la cécité à l’interrogation du voyant et c’est ici que les chemins se séparent terriblement, peut-être à jamais.

   J’ai parlé tout à l’heure d’une certaine précarité, à la fois matérielle et spirituelle, qui serait l’imprévisible résultat des sociétés de consommation abusive des ressources. Il y aurait à méditer sur ce curieux renversement des “valeurs” qui n’en sont guère. La course aux richesses matérielles pourrait finalement s’abîmer dans une paupérisation généralisée des peuples qui, elle, n’aurait rien d’idéologique. Je crains malheureusement qu’ici la poésie ne puisse plus rien; dans l’ordre du quantitatif, c’est la pensée rationnelle qui est aux commandes, responsable de ses réussites et de ses échecs.

   De toute manière on ne saurait confondre ce qui prive l’homme et ce qui le libère, l’errance psychologique de l’esprit et la quête d’un sens qui indéfiniment se dérobe. Ce que j’appelle ici la poésie errante, c’est celle qui ne se laisse enserrer dans aucune définition, celle qu’on trouve plutôt dans les bois que dans les lois, celle qui se joue du temps et des lieux, celle que les mots prolongent comme des couteaux de chair. Au fond de l’être le plus solitaire, le plus apparemment coupé de tous et dénué de tout, il y a une parole qui erre vers l’autre et le hante; cet homme est parfois le poète implacable d’un monde hésitant — appelez-le Rimbaud ou Artaud si vous voulez —, cet homme détruit la misère d’un monde et défriche les inaccessibles silences.

                                                                           septembre  2008







Punto Seguido, © collage de Vinz





                                                                                                                             Pierre Vandrepote






mercredi 14 janvier 2015

Écrire et ne pas écrire



                             Écrire et ne pas écrire











Dans mon adolescence boulonnaise —c’est de Boulogne-sur-mer qu’il s’agit—, la pensée poétique qui m’a le plus touché, qui a été formatrice de ma sensibilité est incontestablement le surréalisme, la lecture des poèmes, des essais, des Manifestes de Breton, mais aussi de ses beaux livres de vie, devenus célèbres aujourd’hui, qu’il s’agisse de Nadja, d’ Arcane 17 ou de L’Amour fou, mais qu’il était très difficile de trouver dans les années 1960, dans une négligeable ville de province qui ne pouvait que rendre le cri de Rimbaud encore plus perceptible aux jeunes gens que nous étions. Ce n’était pas l’entreprise littéraire qui m’avait tant remué dans cet Eldorado de l’écriture et de la pensée, de la révolte contre tous les endormissements qu’on disait « bourgeois » et que j’ai eu à découvrir plus tard bien moins de classe sociale qu’on voulait  dire alors. Bien sûr il y avait là une nouvelle Défense de la poésie, un désir d’aimer, de pénétrer le monde d’une autre manière tout en en rejetant les vieilles scléroses. Écrire ne pouvait pas constituer un but en soi, n’être qu’un métier comme les autres, ou à peine différent. Mais cette école de vie que pouvait représenter le surréalisme pour un jeune homme de dix-huit ans menaçait en même temps de fermer dangereusement toute ouverture sur la vie sociale, voire la vraie vie elle-même. Ce qui n’était pas le moindre paradoxe si on veut bien imaginer ce que pouvait être la petite vie provinciale de cette époque. En réalité, le surréalisme m’a  empêché de devenir un "écrivain", de développer des fictions autres que les miennes.
Ce n’est que quelques années plus tard que j’ai découvert un essai tout à fait singulier, dont le titre m’avait ébloui par la justesse que je recherchais, dont j’étais en quête sans bien le savoir moi-même,  L’extase matérielle, de J.M.G. Le Clézio. Le rapprochement de ces deux termes allait contre tout ce qui se répétait dans la métaphysique traditionnelle ou dans le matérialisme historique le plus plat. Le Clézio écrivait les choses les plus simples, par exemple ceci : « Chaque chose porte en soi son infini. Mais cet infini a un corps, il n’est pas une idée. Il est l’espace précis de la matière dont on ne peut pas sortir. » Ni Breton ni Sartre. Enfin quelqu’un qui sortait de la dualité. Ni la poésie pure et son désir de révolution impossible ni le compromis devenant si vite et fatalement compromission. Fin de la dualité corps/esprit, matière/spiritualité. Un athéisme pur et simple : il ne peut pas y avoir d’esprit sans matière, de vie sans mort. Pas vraiment de la dialectique, plutôt des simultanéités irrémédiablement attachées les unes aux autres. De la liberté à hauteur d’homme, de la liberté une et divisible.
Les métaphysiques de type religieux ne m’ont jamais intéressé, je ne crois qu’à la magie des êtres et des choses. De la même façon, les théories intellectuelles ne m’ont guère apporté de réponse complète aux questions que, comme tout un chacun, je pouvais me poser dans l’ordre naturel de la vie. Les systèmes, les explications globales des comportements individuels ou collectifs ne m’ont jamais paru lumineux que dans la mesure où on veut bien souscrire à leurs présupposés, ce qui est loin d’être mon cas la plupart du temps. Je crois que chacun vit dans une réalité unique, mais que cette unicité demeure ouverte et partageable. Je crois qu’il y a un secret du monde, que le monde a un secret, que nous y sommes tous sensibles, mais que nous craignons de nous en approcher. Le plus souvent, les structures sociales qui nous dominent cherchent à nous détourner de ces interrogations qui sont, pour elles, peu productives, voire dangereuses car elles portent en elles une part « désocialisante ». La tendance contemplative qui est en l’individu le pousse à privilégier dans sa propre pensée ce qu’on pourrait appeler le mystère chimérique du monde. Et voilà que s’ouvre l'espace du rêve, celui de l’art, celui des passions personnelles. Dans le meilleur des cas, voici le poète, l’artiste, le musicien, le créateur de formes, parfois le fou génial. Voilà celui qui n’a jamais cru que le monde a été créé d’un coup de baguette magique par un esprit pur, sans lieu, à la dimension de l’infini, dans un parfait mimétisme… de l’homme ! Voilà celui qui sait que rien ne se crée à partir de rien, voilà celui qui regarde en face l’inexplicable du monde, de la pensée, de l’infini des choses. Voilà celui que fascine le grand mystère de sa présence, le grand mystère impénétrable de la vie et de la mort.




© photographie Nasa




    Extase matérielle, extase de la matière, pourquoi n’en serait-elle en effet pas capable, et bien davantage que l’esprit lui-même qui ne saurait être parlant sans s’incarner dans une nécessaire substance ? Un homme qui s’interroge, au plus profond de sa propre incompréhension, me touche infiniment, son doute est le mien, son inquiétude est mienne, et sa générosité, et sa terreur, et son injustifiable bonheur d’être. Je n’ai nulle envie d’écrire des histoires pour le plaisir de conter, ma confiance dans les mots est trop limitée pour cela. Ce que j’aime dans le langage, c’est qu’il agrandit l’espace, qu’il rend envisageable ce qui ne paraissait pas pouvoir l’être. Tout dieu est carapace de silence, butor buté (et je ne parle ni de l’oiseau ni du taureau). J’écris sans que l’écriture soit jamais mon but. Mon but, c’est toujours la vie, dans tous ses états. Même si je sais que la vie est la chance la plus incroyable que la matière a pu produire à travers les espaces infinis, que cette chance est fragile et exceptionnelle. C’est de la présence de l’homme, en tant qu’être humain, que dépend l’invention du monde, ce qui ne veut absolument pas dire qu’il est une finalité supérieure à quoi que ce soit. Nous faisons très profondément corps avec la matière, au même titre que la feuille de l’arbre et le vol de l’oiseau; nous sommes aussi immatériels que le sombre nuage ou le ciel zébré d’éclairs qui peuvent nous tuer. La matière ne nous protège pas, la vie est exposée à chaque seconde, et pourtant les œuvres humaines sont grandioses jusque dans leur soumission au temps.
Cet individu que nous sommes, chacun d’entre nous, n’est jamais un être achevé. Nous sommes dans un perpétuel devenir, tout bouge constamment dans la matière homme, comme dans la matière soleil ou la matière terre. Rien n’a jamais été créé une fois pour toutes, l’éternité figée dans son silence définitif est une idée fausse de l’esprit. La mort ne fauche que ce qui meurt, mais le principe même de l’être n’est pas détruit pour autant, ni dans le domaine de la matière ni dans celui des productions de l’esprit qui lui est attaché. L’être existe, sa définition essentielle le caractérise comme un processus en continu; sa forme est à la fois stable et en incessant mouvement. Il faut que nous cessions d’appuyer la pensée sur des logiques binaires, toute pensée est intimement liée à son contraire, telle est la limite juste de l’esprit humain. Dans l’infinité du réel, les choses se répondent de façon analogique, se fécondant les unes les autres, s’ignorant aussi parce qu’elles ont autre chose à dire, sur un autre registre, dans un autre espace mental ou physique. 

Bien sûr nous ne pouvons nous satisfaire du silence, mais nous savons aussi que notre langage est miné. Comme si plus nous disons le monde, plus il nous échappe. Ou s’échappe. Notre langage est une image du monde, et cette image fonctionne le temps de son énonciation, elle dure le temps de son seul rêve. Eternelle virginité de la « connaissance par la méconnaissance », la nuit descend  dans l’ondulation de ses plis sur la pensée rêveuse : demain est déjà hier.





                                                                                                    Pierre Vandrepote

jeudi 8 janvier 2015

Charlie !







Pour le droit à l’insurrection

 contre la misère et l’injustice sociale

Contre le vieux fanatisme humain et religieux

Nous sommes tous Charlie !



                                           Pierre Vandrepote







lundi 5 janvier 2015

Un rêve empli de réel










© Liliana Vidori - Apparition/Effacement - Paris, 2014








Si l’on veut rêver la vie pour en toucher la chair, on n’a pas d’autre choix que de partir de ce point extrêmement flou qu’on a pourtant la naïve audace de nommer soi. Ce qui paraît simple, énoncé de cette façon, se révèle assez vite mystérieux, ambigu, voire inaccessible. C’est qu’il ne s’agit pas de littérature mais de vérité, non de mots dont on se paie si aisément, mais d’une quête de réalité et de sang, ce qui regarde, la plupart du temps, assez peu les mots. Voudrait-on que la vie ait un sens, on en serait pour ses frais. Chaque direction, droite, brisée, courbe, est déjà une direction, il en est d’infinies. Il y a donc au minimum des sens, malgré tout. Une rue s’enclenche dans une autre, assez fixement. L’esprit vagabonde sans qu’on y prenne garde; est-on encore dans cette ville, dans cette soirée doucement vanillée ? On reconnaît le bord du trottoir où on est déjà passé hier, c’était pourtant un autre voyage. Ce n’est plus désormais qu’une répétition destinée à marquer un autre lieu encore non perceptible.




© Liliana Vidori - Issoudun - 2014






Ainsi en va-t-il des mots qui n’ont pas le sens qu’on pense, qui peuvent en avoir de diamétralement opposés à celui ou ceux auxquels croient pouvoir les circonscrire les dictionnaires. Souvent, lorsque je tente d’écrire quelques phrases, je suis surpris par mon imprécision, j’ai l’impression que ce que j’ai voulu dire est comme déformé par le contexte, inadéquat au sentiment que je voulais rendre. Souvent, j’ai ce sentiment, un peu ridicule il faut bien dire, que j’ai été trahi par les mots, à moins que ce ne soit tout simplement moi qui les ai trahis. La certitude d’écrire ne va pas sans l’incertitude du dire. On peut s’en sortir, comme le fait trop avantageusement l’époque, par la fiction romanesque et ses témoignages édulcorés, prétendant jouer sur tous les tableaux à la fois, l’imaginaire, les vérités, les mensonges, la fiction individuelle, les romances sociales, les classiques “mentir vrai” du jeu littéraire, le tout mêlé sans fin dans des proportions variables. Cela ne me rassure ni ne me convainc. Je voudrais parfois que le mot soit là, inamovible, posé comme une pierre sauvage dans un champ peu entretenu.

Ce que j’appelle ici le rêve de la vie s’écrit très exactement entre les lignes. Il y a une grande étrangeté dans le fait que la vie, pour pénétrer mieux l’âme humaine, ait besoin de s’inscrire en nous à l’aide de mots, qu’elle ait besoin d’être énoncée pour devenir réelle. Sans doute est-ce ce qui le plus subtilement lie notre être à notre oeuvre, à ce que nous rêvons de toucher quand bien même nous n’y parviendrions jamais. Qui pourrait croire à l’achèvement d’une seule entreprise dans un monde où, par définition, rien n’a jamais de fin ? Si on en croit ce qui se dit très scientifiquement, la lune ne cesse de s’éloigner de quelques centimètres par an de la planète Terre. Belle image de ce que nous sommes capables de percevoir en termes d’immobilité, voire d’éternité.

Ayant été récemment blessé à la jambe, je me suis aperçu que j’avais envie de traiter du fait d’écrire, du mien, comme on tenterait de traiter d’une blessure, de la douleur qu’elle ouvre dans le champ du corps. Il m’a semblé alors qu’écrire c’était éprouver la douleur du rêve, plonger au sein de ce qui ne ferme pas, de ce qui ne (se) raconte pas d’histoire. En fait, il n’y a d’ordre que précaire, les cartes sont battues et distribuées, mais on ne sait par quoi ni dans quelles conditions. Il n’y a peut-être même pas de niveaux de réalité. Seule une inconstante brûlure. Tout est vrai dans nos sensations, aussi éphémères soient-elles. Qu’on écrive autant de livres qu’on voudra — notre époque est si friande d’elle-même qu’elle ne cesse d’enregistrer sa propre disparition —, le livre demeure cette utopie absolue que quelques rares poètes chassent avant de se fondre aux couleurs lointaines de la ligne d’horizon.




© Liliana Vidori - Le fantôme de la rue Schoelcher - 2014 - Paris






Ces poètes, comme on sait, n’ont pas de biographie. Parfois ce sont des piétons de l’âme, des chercheurs troublés par ce qui s’abandonne au beau vocable de révélation, ils ont l’optimisme pluvieux et le pessimisme des grands coursiers à la crinière éployée. Généralement ils passent, et on ne les voit pas passer. Il arrive que l’homme soit aussi ce cheval fou que seule la nuit traverse. Ces poètes dialoguent avec les morts, ne sachant de la vitesse ou de l’immobilité laquelle annule l’autre.

Je veux traiter du fait de vivre, ce qui revient à vouloir circonvenir l’intraitable. L’après-midi tombe dans la déshérence d’un temps beaucoup trop vaste pour lui, il y faudrait un projet qui tienne jusqu’au crépuscule, ajustant les gestes au vide, la vie à cette pluie négligente et silencieuse. Combien de fois aurai-je désiré me confondre avec ce sentiment de la flânerie qui ne me quitte jamais tout à fait au coeur même de l’émotion, qu’elle soit solitaire ou partagée. Le poids de la vie, qui pourrait  prétendre l’avoir évalué dans chaque instant vécu, à l’occasion d’un départ inattendu, dans une sensation de malheur ou de bonheur soudains ? Je me représente un puissant mystère à cette belle phrase de Guillaume Apollinaire se remémorant son lointain Auteuil : “Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent les plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur.” Aujourd’hui, en l’an 2012, un siècle exact me sépare de ce temps, de ce lieu, de cette belle tristesse du poète, et c’est comme si le vent grandiose à peine visible de la nostalgie venait d’être inventé. Cette abolition du temps, je la rêve, oserai-je dire, dans les jambes d’Apollinaire, dans la géographie poétique d’un temps que nous n’avons pas connu. Il ne saurait y avoir de dérive plus fraternelle à l’intérieur de ce que nous appelons l’expérience de vivre.



© Liliana Vidori - Un voyage imaginaire - 2014







Il fallait que la pensée qui cherche à se dire prenne la coloration de l’humaine indolence. Notre siècle, qui est sec, entièrement voué à la fausseté des échanges, est touristique, mais guère voyageur. Le difficile est sans doute d’avancer dans le chaos sans rien abandonner. Le plus souvent, c’est écrire qui représente pour moi le plus grand voyage. Manière sans doute de sauver son rêve, et soi-même avec. Assez banalement, je me rends compte que le temps est mon pire ennemi et, pourtant, un assez aimable allié. Chacun est persuadé qu’il a quelque chose d’urgent à trafiquer dans le réel de l’heure qui suit. A quoi sommes-nous tenus pour prouver notre présence, qui pourrait  avoir le front d’en juger, ou seulement le désir ? Je parlais à l’instant d’avancer, il suffit bien de se maintenir, d’être en vigilance; à chaque pas c’est le néant qui guette, inlassable. C’est bien Goethe, dans ses  Conversations avec Eckermann, qui a fait la plus belle remarque sur ce qu’on pourrait appeler le chemin de vie: “Il ne faut pas se contenter de faire des pas qui mèneront un jour au but, mais chaque pas doit être un but et être considéré en lui-même comme un pas.” Le seul fondement moral de la vie qui me protège de toute croyance, c’est le rêve, comme un masque que je peux ajuster sur mon visage, plus encore diurne que nocturne. Ce qui manque n’a pas de nom, c’est bien là l’éternelle faiblesse, notre faille au coeur du dicible. De cette douleur, l’écriture guérit bien moins que l’amour. J’attends tout de l’autre, mon “je” n’est qu’un “je” de croisière. Ne me dites pas qu’il faut s’aimer davantage, vous pourriez faire couler le navire, et toi mon ami, nous y serions ensemble.


Photographies Liliana Vidori

                                         Pierre Vandrepote