vendredi 17 juillet 2015

Norbert Casteret, découvreur du gouffre d'Esparros







Dans la vallée de Lesponne
27 juin 2015, 21h32

Dans la vallée de Lesponne
28 juin 2015, 19h34

















     Sur quel enfant l’âme aventurière n’a-t-elle pas exercé sa fascination ? Notre premier bois enchanté, magnétique une fois le crépuscule venu, si inquiétant à la nuit tombée. Partout le mystère, comme dans les contes invérifiables que nous lisions secrètement dans les univers interdits de l’enfance. Ces sensations rêvées, bien souvent l’adolescence nous en détourne, les refoule sans jamais les détruire, en invente d’autres, puis d’autres encore, jusqu’à élaborer une sorte de personnalité que nous reconnaissons pour nôtre, autant faite de hasards, de rencontres, de flux intérieurs, d’apports extérieurs. Quelque chose est à nous de ce monde inconnu, quelque chose est à nous qui ne nous appartient pas. C’est là un grand mystère de la formation de la conscience humaine, de la construction poétique de l’esprit, de la sensibilité, du fondement même de la perception du réel, de sa validité. Pour vivre, nous avons besoin d’inventer un réel singulier, une folie partageable. Tout comme nous n’avons de cesse de désirer vaincre les obstacles matériels susceptibles d’être surmontés, nous ne cessons d’interroger les limites de notre condition d’être humain, à raison justement de ce qu’elle nous paraît limitée.
Exceptionnellement, il est des individus qui ne changent pas de rêve, qui restent fidèles à leur rêve majeur, l’auraient-ils formulé dans leur tête de façon magique et définitive à l’âge de cinq ans. Ce fut le cas de Norbert Casteret, découvreur d’un des plus beaux gouffres pyrénéens, le gouffre d’Esparros. Visitant en compagnie de ses parents la grotte de Bacuran, il y perçut un message vague, mais insistant, alors qu’une voix qui les accompagnait eût prononcé ces mots impressionnants et fatidiques : « Là-bas, ce sont les ténèbres éternelles… » Toute analyse psychanalytique écartée, cet appel aurait pu être terrifiant pour un autre, il fut à l’origine de la passion souterraine du jeune Norbert. 
Grotte, gouffre, abîme, mystérieux boyaux souterrains, dédales ne menant nulle part, esprits malins ou hostiles, le monde des anfractuosités rocheuses, les trous les plus anodins ont toujours paru chargés des pires maléfices aux gens des campagnes, voire aux bergers ou aux chasseurs, ne serait-ce que par les pièges naturels qu’ils pouvaient représenter pour les chiens et le bétail. Le monde souterrain fait peur, sa fascination est la plupart du temps négative : là gît le monde inverse, l’obscurité mauvaise, la face cachée de la terre, le lieu de l’enterrement, le mal caché toujours prêt à envahir la surface. Et si la sous-terre était, elle aussi, habitée à sa façon ? Cela n’amènerait aux hommes de la surface rien de bon, vous pouvez en être sûrs. Le monde de la nuit souterraine est celui de tous les dangers, il ne faut surtout pas  le perturber. Les effractions souterraines conduisent inéluctablement au malheur.

     Pourtant, il n’en fut peut-être pas toujours ainsi. Nos lointains ancêtres semblent bien avoir hanté certaines profondeurs comme s’ils appartenaient autant au monde du jour qu’à celui de la nuit, à la surface et à l’intériorité, à la lumière et à son ombre solidifiée.





Grotte de Montespan - modelage d'ours
photo © J. Jolfre

 


C’est encore un autre sentiment qui anime Casteret lorsqu’il se lance dans l’exploration de son premier gouffre, celui de Poudac Gran (le Grand Puits), près du village d'Arbas. Il faut dire que le tout jeune homme n’est guère âgé que de quinze ans et qu’il n’est guidé que par le désir d’imprimer son pas dans une glaise qu’il serait le premier à fouler… après l’ours des cavernes dont il retrouve des ossements et les énormes crânes, car c’est sur un véritable cimetière d’ours qu’il tombe à l’intérieur de la terre.  On imagine l’excitation et le bonheur absolu du jeune adolescent de vivre pareille aventure en 1912, lors d’une exploration qui le conduisit à soixante-cinq mètres sous terre, seul avec pour équipement une simple corde. A tout jamais se gravait en lui un désir sans nom, fait de goût du risque, de tentation de sa propre chance, d’un désir de vaincre sa peur ou son courage. Norbert mit un nom sur cette quête, il l’appela « l’appel des gouffres ». Tout est exploré, sauf l’obscur, sauf le temps immuable de cette époque mal connue qui précède l’Histoire. Voilà ce qui va hanter la vie entière du jeune chasseur d’abîme. Sa grande passion lui est un atout, la chance prodigieuse qui est la sienne lui en est un second. Il lui fallait bien cela dans une discipline, qui deviendra la spéléologie, où rien n’est facile, où tant de qualités physiques et mentales sont nécessaires,  l’enjeu devenant vite à très haut risque.
Des moments privilégiés, Casteret en a connu plus d’un, abolissant le temps qui pouvait le séparer des hommes de l’âge de pierre. Qu’il s’agisse de l’exploration de la grotte de Montespan où il découvrit, en 1923, les plus vieilles statues du monde (d’ours et de lions, quoique fort détériorées). Tout comme dans la grotte des Trois-Frères, sise sur la commune de Montesquieu-Avantès, les animaux sont criblés de trous, « envoûtés » par les chasseurs magdaléniens, fabriqués peut-être par le fameux sorcier, lui-même créé de toutes pièces, si l’on peut dire, par un chaman dédoublé, sorcier qui fut décrit par le comte Begouën comme ayant « ganté ses mains de la peau des pattes d’un lion aux griffes acérées, il s’est affublé d’un masque avec une barbe de bison, un bec d’aigle, des yeux de chouette, des oreilles de loup et une ramure de cerf. Il s’est attaché au bas du dos une queue de cheval. Il pense avoir pris ainsi toute la force magique, toutes les qualités physiques de ces animaux: l’audace du lion, l’acuité de vue de l’aigle pour le jour et du hibou pour la nuit, l’ouïe des loups, l’endurance du bison, la vitesse du cheval et du cerf. »
 




Grotte des Trois-Frères - Le Sorcier




Le Sorcier - relevé de l'abbé Breuil







Agir sur le processus naturel de la vie, tel a toujours été le désir secret de l’homme. Dès le départ, l’intelligence de nos ancêtres devait fatalement en conduire quelques-uns à inventer une représentation du monde immédiat par l’image, pour se le soumettre, pour s’en faire le plus précieux des alliés, pour l’honorer, pour s’en servir sans doute, mais pour le servir également. L’art n’est pas une gratuité de l’esprit, la beauté est nécessaire à l’équilibre de l’homme et du cosmos. L’homme des cavernes a aussi découvert cela. Puisse l’homme des technologies avancées ne pas l’oublier complètement au fur et à mesure de sa séparation toujours plus accentuée avec une nature qu’il distingue de plus en plus mal.



















Trois photos - Gouffre d'Esparros

 



En 1937 et 38, lorsqu’il découvre puis explore, parfois en compagnie de sa femme Elisabeth, le gouffre d’Esparros, c’est une merveille géologique qu’ils vont parcourir pour la première fois.
     Le gouffre, aujourd’hui accessible au public sans la moindre difficulté, surprend par une beauté faite de vertige et de diversité. Il faut imaginer des paysages d’architectures souterraines comme il serait impossible d’en édifier à la surface, comme l’agate n’est à l’extérieur qu’un banal caillou, mais déroulant en son intérieur des paysages féériques à peine concevables. Ce sont bien sûr partout calcites et aragonites aussi fragiles qu’intemporelles, concrétions de lumières et de formes comme autant de messages venus d’un au-delà du temps, villes et cathédrales vraiment construites, cette fois, à flanc d’abîme, où les entrailles de la terre n’ont l’habitude de s’exprimer qu’en milliers d’années et bien davantage.
A nouveau, on imagine l’émerveillement des Casteret lorsqu’ils ont posé leurs premiers pas d’homme et de femme en ces lieux inexplorés avant eux. L’enfant de cinq ans a donné la main à l’image de son rêve futur, il faut croire qu’il ne l’a jamais lâché(e), ni la main ni le rêve. C’est assez pour la vie gagnée.



Norbert Casteret




Ma vie souterraine, par Norbert Casteret, Arthaud éditeur, 1997.






                                                            Pierre Vandrepote

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