vendredi 6 mars 2015

(2) Rimbaud, la traversée du "chant clair"






Sensation, l'écriture de R. en mars 1870











Le silence n’est pas égal au silence
(suite)


« Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. » (Matinée d’ivresse). Le chercheur absolu pourrait-il éviter de s’empoisonner la vie, d’assassiner quelqu’un de pur, de plus pur : par exemple, soi ? L’exigence poétique, conçue comme exploration de l’être, est une arme dont le poète se retrouve forcément, un jour ou l’autre, la cible essentielle. La poésie énonce, guettée par le cri, qui n’est plus tout à fait une parole, qui est de la langue menacée : le cri déchire l’espace, il est déjà oracle pétrifié, prélude du silence.Celui qui n’a jamais rencontré la question du silence n’a jamais écrit. Reste que Rimbaud, à la poésie écrite, au chant formalisé, ne reviendra pas.Voyage sans retour. Au plus exact, celui même de la vie. Il n’y a rien à rattraper, il n’y a pas à se rattraper. Couler avec. « Les Aubes sont navrantes ». « Ô que ma quille éclate ! » (Le Bateau ivre). La poésie ne sauve pas; le renoncement à la poésie non plus. Ni rêve ni or. Ni le rêve de la vie ni l’or de la mort. « …et heureusement que cette vie est la seule, et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! » (Lettre du 25 mai 1881). La seule solution acceptable, c’est l’absence de solution. L’esclavage d’on ne sait pas quoi. La figure idiote. « Je trime comme un âne dans un pays pour lequel j’ai une horreur invincible » (Lettre du 10 mai 1882). 

Est-ce si différent de  « La vie dure, l’abrutissement simple, — soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s’asseoir, s’étouffer. » Ou de « Encore tout enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne » (Une saison en enfer) ? Là où Segalen esquisse sa théorie du  « dédoublement de la moralité », je verrais plus aisément  — inscrit  dans la chair torturée — un redoublement de moralité, mise à l’épreuve du réel brut assumé chaotiquement comme une passion. Réduire l’expérience de plus de dix ans de Harar à une forme de « bovarysme », fût-ce par excès, est une hypothèse qui ne manque pas de légèreté, qui manque en revanche de générosité, pourrait-on dire. La duplicité psychique que Segalen a voulu prêter à Rimbaud surprend d’autant qu’elle aurait pu alors lui être reprochée beaucoup plus largement, et plus tôt. A propos du Bateau ivre, Segalen rappelle justement cette « étonnante épopée des fleuves et de la mer écrite par un qui n’avait jamais vu la mer à cette époque. » Curieux exemple de « duplicité » dès 1871 dont on ne charge pourtant pas le poète. Segalen pense que « Entre  l’auteur des Illuminations et le marchand de cartouches au Harar, il existe un mur, et ce mur ne serait ni plus complet ni plus étanche, si, au lieu de n’avoir été que le second aspect du même homme, l’explorateur était né frère ennemi du poète. » Mais quel poète ne nourrit en lui-même son frère ennemi ? Quelle expérience subversive de la poésie ne vient battre contre son propre mur ? La parole n’est-elle pas d’abord  un lieu troué de silence, l’écriture une reconnaissance effectuée dans le blanc des mots ?




Parade (extrait), Illuminations





Ce qu’on ne pardonne pas à Rimbaud, c’est son silence définitif.  L’esprit de la poésie l’aurait quitté, il se serait abîmé dans la seule réalité du négoce. L’inimaginable, en Rimbaud, aurait eu lieu. Ce qui m’empêche de souscrire à cette thèse, c’est qu’en matière de commerce, il  n’a pas réussi. De cette expérience, Rimbaud n’aura connu que les pires douleurs, morales et physiques. Mystique de la déchéance. Échec. Échec à l’entrée, échec à la sortie. « Nous ne sommes pas au monde ». Tout se passe comme si, au Harar, Rimbaud ne rencontrait pas le réel mais n’avait secrètement qu’un désir, celui de le manquer.

La trajectoire Rimbaud est tout entière douloureuse, torride. Nulle trace d’une quelconque déception littéraire chez lui : il n’a jamais cherché à rassembler ni les Poésies ni les Illuminations, et on sait le peu de cas qu’il a fait de l’édition d’ Une saison en enfer. Le milieu artiste de l’époque, il ne le traverse que pour y mettre le feu. D’être poète — vie et œuvre — il ne retiendra qu’une seule chose : « C’était mal ». Est-ce que le Harar c’était, en quelque façon, moins mal ? Ou bien est-ce d’être né que date la damnation ? « Tu resteras hyène, etc… »

La vie comme un châtiment. La beauté comme une prison. Il n’y a pas d’autre espérance  que la vaine douleur. Incroyant, Rimbaud, religieusement incroyant. Toute chimère est horrible, tout devoir insupportable. Que faire avec cette interdiction de séjour, quand on y est ? C’est à, littéralement, ne pas tenir en place. Voyager ? Ce serait bien, trop beau. Pas d’errance tranquille, un peu esthète. Il faut fuir, déserter, circuler en vagabond. Partir loin serait possible; tant que c’est un rêve ! Mais on s’emporte dans ses pas, manière de ne pas partir. On ne part jamais. Ni à travers l’Europe, ni vers les Arabies heureuses. Les vagabondages de Rimbaud sont des fugues, participeront toujours de l’état d’esprit de la fugue d’enfance.

Mais fuguer, c’est encore sortir, réussir une sortie. Il n’y a pas de réussite possible. Le pire, le mieux serait de s’enfermer loin. L’exotisme suicidaire de l’emmuré vivant. Emmurer la poésie dans le négoce, la parole dans l’impossibilité de dire, la fugue dans le nomadisme encerclé (Zanzibar, ultime étape appelée, jamais atteinte,  est une île). D’une certaine façon, Rimbaud marche, sachant qu’il ne pourra jamais partir. C’est ainsi : on ne se quitte pas.

L’innocence absolue veut l’holocauste. Si l’homme est un déshérité, alors je serai le plus déshérité de tous les hommes. Si le monde humain n’est pas à la pointure de la conscience, alors je chausserai les déserts quadrillés. Car Rimbaud  reste au Harar. Etrange couronnement pour celui qui n’a jamais pu tenir en place. Bien sûr il organise des caravanes, mais toujours dans un même périmètre, somme toute limité. Révolte logique, jusqu’au bout, à la mesure de ces destins qui ne se refont pas.

« …et, si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter. » (Aden, 10 juillet 1882). De quel ciel intérieur, crucifié, s’élève-t-il, ce chant dont on ne sait ce qu’il a tenté de charmer ? Il y a peut-être un point où la lumière et les ténèbres entrent en fusion, où blanc c’est comme noir, où rire délivre, où la souffrance s’abolit dans son excès.
Sauvé !


Ce texte — Le silence n’est pas égal au silence — a été publié en 1991 par la 
Société des Beaux-Arts du Périgord, à l’occasion de l’exposition L’affaire Rimbaud, 
organisée par José Correa à Périgueux.
Il a été revu en mars 2015.


                                                                                                 Pierre Vandrepote 









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