lundi 9 février 2015

Alain Roussel, la cohérence merveilleuse d'un imaginaire débridé





Alain Roussel,
la cohérence merveilleuse
d'un imaginaire débridé



                

Le Labyrinthe du Singe (aux éditions Apogée)




Le labyrinthe du Singe — Alain Roussel
sur "Apparition", photo Liliana Vidori






Y a-t-il une limite qui permettrait de dire ceci est de la poésie, ceci est de la prose? La question hante l’écriture depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle et elle est périodiquement réactivée par des écrivains hors normes, dont Alain Roussel fait partie presque à son corps défendant. Je veux dire qu’il n’y a chez lui aucune volonté délibérée de bousculer tel ou tel code car le naturel de sa pensée, de son écriture, de son imaginaire dérange constamment l’ordre des choses pour lui substituer une autre organisation mentale du réel , extraordinairement fluide, dont les deux ressorts qu’on perçoit tout de suite sont l’effet de surprise et l’humour inattendu.
Qu’on en juge plutôt. Voici la première phrase du livre : « Le vieil Indien squelettique traversait encore l’Atlantique à la nage quand Archibald, un perroquet sur l’épaule, entra dans le café. » Je mets au défi le lecteur, à partir de ce « coup de dés » roulant en une phrase sur le tapis vert de n’importe quel « bistro » de conduire à bien une sorte très particulière de roman métaphysique, de reconstruction mythologique de la légende de la fée Mélusine, de quête fluviale d’un trésor, évidemment inimaginable, dont le côté pile est peut-être la vie et le côté face probablement la mort. Ou encore l’histoire des avantages et déboires qu’un écrivain risque de connaître à inventer des personnages qui peuvent, menaçants, se retourner contre celui qui les a mis au monde. Sans compter qu’un perroquet pourrait être susceptible d’incarner la figure la plus drôle et la plus terrible du Destin qui ne cesse de planer au-dessus de nos têtes. Parmi les personnages, on peut croiser le seul, le vrai, l’authentique Dernier des Mohicans, le grand métaphysicien du doute qu’est Thomas, une mouche qui tente de se refaire les ailes après une raclée administrée par les marins de l’Apocalypse et de la noyade par verre de bière interposé, Mercurio « le plus immortel de tous, celui qui tire les ficelles du vaste mélodrame de toute existence », la belle Mélusine dont le simple surgissement suffit à allumer dans les yeux de « grands feux inconnus, comme au commencement du monde », Mimésis enfin, capable de tout imiter, « du rire aplati de la limande dans une poêle à frire au  grand cri de détresse du caïman entre les mains d’un dentiste ».
Vous y découvrirez cet étrange sentiment que l’auteur nomme « la mélennuie », savant dosage d’absence et de présence au monde les soirs de brume à Brest ou ailleurs. Vous y découvrirez « le Pétrankral », étrange bouillon de thé à base de poudre rouge, élixir hermétique qui n’existe pas à l’état naturel mais que chacun peut concocter selon ses principes inavouables afin d’ouvrir les portes du jour qui sont en réalité les mêmes que celles de la nuit. Vous y découvrirez un « Journal secret » qui lève l’obscurité des voiles et qui dévoile le partage des mystères, qui souligne à la dérobée les dérobades de la pensée, qui indique quelques métiers métaphysiques empêchant l’homme de sombrer dans la désespérance sociale (mais ce n’est pas sûr non plus ! ).
La fable du livre d’Alain Roussel, qui contient plusieurs fables, appartient à la poésie comme à la prose, au voyage initiatique, invente une nouvelle espèce de labyrinthe, à la fois ouvert et fermé, dont la spécialité est de ne conduire nulle part, et peut-être partout. Tous les personnages sont comme des doubles mythiques, ou mythologiques, de grandes incarnations de l’esprit, mais présentés et vécus sur un registre à la fois dérisoire et merveilleux, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui transcende et illumine. S’ajoute à cela une vivacité d’écriture, une puissante originalité dans la métaphore qui fait qu’on partage avec l’auteur son manifeste bonheur d’écrire.
Pour qui connaît Alain Roussel depuis longtemps, les livres qu’il a publiés sont finalement relativement courts, mais je pense pour ma part qu’il a commencé jadis une phrase (c’était à l’époque du « Texte impossible »), que cette phrase court toujours sous sa plume et dans son cerveau, qu’elle est le signe même de la création absolument singulière qui est la sienne.

                                                                       

                                                                                                                                                Pierre Vandrepote


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