samedi 30 août 2014

Les Hauts Vents d'Alain Jouffroy







     Je retrouve des notes prises au vent, en effet, lors d'un voyage —rencontre vers Alain Jouffroy en été 2005. Ces notes étaient destinées à accompagner des photos qui semblent avoir disparu. Un peu dans le désordre, en voici quelques-unes.




Nous nous connaissons depuis longtemps, mais je ne suis jamais allé là-bas, c’est la première fois, je regarde les Hauts Vents pour la première fois, la maison dont il m’a parlé jadis, l’histoire d’une vie qui ne m’est pas si étrangère, la peinture, les poèmes, les livres, un sentiment de la vie, les parfums du silence et de la colère, les grands refus de la jeunesse, la géniale énigme de l’homme mutique, Rodanski, Claude Tarnaud, Jean-Pierre Duprey, une époque dont je ne suis pas le contemporain, un désir de poésie à faire advenir en soi, plus tard, va savoir, peut-être jamais.

Retrouver AJ là-bas, nous ne nous sommes pas vus depuis trois ans au moins. La peinture de Bouillé. Pour moi, un livre illustré par lui, jadis. La perte de vue, mais non, jamais vraiment. Malgré les apparences, nous ne nous séparons pas les uns des autres, les poètes, les peintres, les photographes de l’incontrôlable, les dans la vie plus que la vie. Je m’en rends compte, une fois de plus, en lisant quelques jours plus tard Caffè Fiorio d’AJ. Rien ne se perd, rien ne se cumule non plus, tout se traverse comme la vie en transes. Le drame Bouillé, intérieur, non dit, mal repéré. Par personne. On est seul, on dialogue en mono toute sa vie. On est seul(s) -un truc secret entre Christian et moi.  Bizarre d’écrire “seuls” au pluriel. Salut Christian. Et Bravo. Ta peinture, ils n’ont rien compris. Ils croient tout savoir, mais ils ne comprennent pas grand-chose. Ils ne savent même pas que tu existes, les dépassés, les sans regard, ceux qui ont les journaux, qui font l’opinion comme ils disent. Toujours la même prétention mondaine, le même aveuglement, le chloroforme, l’âme démocratique du mouton tondu. Le peintre lumineux que tu es — tu as peint à la trace de la lumière avec tes pinceaux —, ils ne l’ont pas vu passer dans leur ciel surchargé, mais vide. La comète Bouillé, l’étoile disparue. Mais bien sûr, lui Alain, a vu.

Retrouver AJ, là-bas, aux Hauts Vents, pour moi, c’est retrouver la trace d’enthousiasmes, de désaccords, mais toujours illuminés, re-visités et enrichis de l’intérieur. Chaque individu vit à un niveau de réalité qui ne coïncide jamais exactement avec celui d’un autre, et pourtant j’ai toujours aimé le regard d’AJ sur les êtres, les choses, les idées du monde. Plus loin du centre que lui, plus excentré. Dans les marges du social, aussi dans les marges de soi.

Je ne suis pas un voyeur, enfin, pas seulement. Je regarde les murs, les femmes sur les murs et dans les villes, les hommes dont on voudrait imaginer au moins une seconde qu’ils sont tous poètes, poètes de quelque chose, de la turbine, des engrenages, de l’agriculture, de l’informatique, du désespoir, de la radio et de la pêche à la ligne, du tri postal et de la bonne nouvelle. Je regarde intensément le monde, pas très capable d’agir dessus. Lui, AJ, agit, a agi, A et AJ, du simple au double, voire triple, etc. Chacun son rythme, ses vérités. AJ adore écrire; c’est mieux que d’assassiner les gens dans les rues. Moi, je me lasse vite et, même criminel, je ne serais pas parfait, alors…

J’arrive aux Hauts Vents et j’ai envie de tout photographier. A commencer par le territoire sacré (par qui? par quoi?). Ailleurs, autour, c’est pas la poésie —en tout cas, pas la même—, ici il y a de la poésie, ça se sent, ça se renifle, l’air est plus dégagé qu’ailleurs, pas plus pur, plus dégagé, vous avez raison, c’est magique, il y a de la magie là-dedans. On a le droit, la liberté d’être ce qu’on est vraiment, sans surveillance.

Et puis les Muses, justement, Fusako, Lili, Kaze (c’est entre elle et moi), la banalité du quotidien tenue chaque seconde en échec, transfigurée, voyez les sardines, les tomates, les prunes, le vert du bocage, et moi je me rappelle la Normandie, l’enfance. Et si la vie était plus fabuleuse que les rêves ?


Pas d’innocence. AJ va avoir 77 ans très bientôt, il a la liberté de l’esprit, l’applique autant qu’il peut à son corps. Le charme de celui qui n’a rien à perdre, le gangster de l’or absolu. Qu’est-ce que je voulais dire? je parlais des photos, du facteur déclenchant, de la mise au point pas toujours au point que vous attendiez, de l’espace que vous ne voyez pas forcément, de l’absence de sens interdit dans les images, de l’objectif à atteindre, mais cela c’est plutôt hors champ, de la lumière qui tombe sur la nuit de la conscience, du soleil qu’on n’a pas eu le temps de voir disparaître derrière les arbres, d’une voiture qui va repartir vers Paris comme si Paris existait encore, d’une vie qui ne cadre pas avec ce qu’on croit en savoir, même quand c’est la sienne. La sienne?

Je suis seul, je suis seul à deux, et même un peu plus. AJ est seul, Fusako si proche, et les cent livres et opuscules d’Alain, et Libération sur un fauteuil, et Le Monde par terre.
Rassurez-vous, on n’a rien censuré. La vie est aussi une promenade dans l’espace de l’autre. Quelquefois on se croise, on coïncide à la vitesse d’une flèche indienne, quelquefois on oublie qu’on était si proche, que les choses n’auront pas lieu deux fois.







Portrait d'Alain Jouffroy par Peter Klasen




     Eh bien si, les choses peuvent avoir lieu deux fois. Et même bien davantage. Je viens de revoir Alain cet été 2014, dans le Cotentin. Il est un des rares individus auprès de qui on se sent moins seul. Il parle avec tout le monde, ou presque, et le monde parle avec lui, à travers lui, en lui. Il parle aussi avec Hegel, avec Sade, avec Kafka, c'est Klasen qui l'avait remarqué naguère déjà.

Quand il ne se provoque pas à travers des dessins, voire des pinceaux, il écrit des poèmes, comme il a toujours fait, ou bien il lit, le cerveau aux aguets. Regardant à droite, à gauche, mélange d'émerveillement et d'inquiétude. Sa spécialité, c'est d'écouter sans écouter, une sorte d'entente critique immédiate, qui ouvre la porte à l'écoute tout en laissant venir les jeux sur les mots, sur les sensations, sur les idées, sur les analogies imprévisibles. 

Alain Jouffroy est un poète chaleureux, il aime porter à l'incandescence tout ce qu'il touche, tout ce qui le touche. J'ai souvent l'impression, qui n'est guère fréquente, que ce qu'il cherche est plus important pour lui que ce qu'il trouve. Son dernier petit recueil de poèmes, qu'il a intitulé Poèmes chinois (Les Presses du vide, éditeur, mai 2014), me paraît un bel exemple de ce jeu constant avec les mots, avec les libertés audacieuses, avec les civilisations, avec le sérieux du travail poétique, avec les traîtrises du corps, de l'esprit, de la mort menaçante.

A sa propre écoute, le poète soudain se surprend, et voilà ce qui advient :

                                        " Le silence est une forme de bonté.
Mais le poème s'écroule en sable finement ciselé
Le poème est un feu allumé par l'homme qui dort
Il tombe. Il va mourir.
Nul pèlerin ne le ramassera —
                               Sauf (peut-être) par hasard"

Un peu plus loin, car la poésie ne se commente pas, elle se cite comme la plus invraisemblable des vérités :

"Les oiseaux ne rêvent que deux minutes par jour 
Combien les vipères ? Combien les loups moroses ?
                La lune est le portrait de quelqu'un.
Vinci n'y est pour rien, eppure...
Tout se parle dans l'encyclopédie du silence."

Dans ce petit recueil, il n'y a guère qu'une dizaine de poèmes, et pourtant tout le paysage d'un homme se dessine. Un homme qui ne s'est jamais tu parle du silence comme d'une parole continue, un homme qui a toujours regardé autour de lui, en lui et à l'extérieur de lui, un homme qui voudrait aller Jusqu'au bout, sans savoir à quoi cela ressemble. Un homme qui écrit :

"Ah j'ai oublié quelque chose — Quoi ?
Mon visage changé — le tien
                 Mais les rides ne sont pas des ravins :
                                   Les rides rient du divin
Telles les lignes de la main."

Un homme qui n'est chinois que dans l'écriture pictographique de son propre destin :


"Sans pinceau, tu dessines ta vie solaire."





                                                                                                  Pierre Vandrepote




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